« L’attrait du vide »

 

 

 

« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton

père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

- Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

- Tes amis ?

- Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est

resté jusqu’à ce jour inconnu.

- J’ignore sous quelle latitude elle est située.

- La beauté ?

- Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

- L’or ?

- Je le hais comme vous haïssez Dieu.

- Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

- J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-

bas… là-bas… les merveilleux nuages !  »

 

 

 

            Cet homme énigmatique qui pourchasse la beauté, « déesse, immortelle », humaine et vivante, c’est Thierry Bernard. Il est cet étranger qui court les mondes à la recherche perpétuelle d’un souffle, du vent léger qui caresse la vacuité des choses. Mais qui est cet étranger ? Qu’incarne-t-il aux yeux des hommes ? L’étranger n’est-il pas cet homme qui vient d’un autre pays et parle une autre langue ?

            L’artiste ne peut être celui-là. Son langage, l’image et la représentation, sont universels. Thierry Bernard est de notre pays, il parle notre langue. Il voyage dans un monde qui est le notre. Chaque parcelle est identifiable, repérable. Il traverse, à pas de course, ce monde de l’ici. Il trace, à l’aide d’une typologie mécanique et répétitive, les nouveaux paysages qui émergent. Il cherche, à travers eux, à porter et à transmettre un nouveau regard.

 

« (…) J’ai retourné ma chaise et je l’ai placée comme celle du marchand de tabac parce que j’ai trouvé que c’était plus commode. J’ai fumé deux cigarettes, je suis rentré pour prendre un morceau de chocolat et je suis revenu le manger à la fenêtre. Peu après, le ciel s’est assombri et j’ai cru que nous allions avoir un orage d’été. Il s’est découvert peu à peu cependant. Mais le passage des nuées avait laissé sur la rue comme une promesse de pluie qui l’a rendue plus sombre.

Je suis resté longtemps à regarder le ciel » .

L’étranger  n’est pas l’homme qui ne sait pas qui il est, d’où il vient et où il va. C’est simplement l’homme qui regarde le ciel et la course des nuages. Celui qui accepte de regarder le monde, d’y vivre et de s’épanouir. Ce ne sont pas les êtres mais les lieux qui sont anonymes. Ils se transforment au point de devenir tous semblables, si bien que les mondes s’uniformisent autour de ces quelques points, ces lignes de mire récurrentes. L’œuvre de Thierry Bernard cristallise cet état de perte d’identité et de repères.

Indiscutablement, l’artiste traite du paysage. Les paysages qu’évoque Thierry Bernard ne sont pourtant pas ceux issus de l’histoire de la représentation. La mer, la montagne, les campagnes et les déserts ont disparu. Ils ont laissé la place à de nouvelles aires : l’autoroute, les zones industrielles, les zones pavillonnaires, les caravanes, les marchands de piscines, les bords de route…

            L’artiste traque ces nouveaux paysages qui envahissent les territoires jusqu’à l’horizon et anéantissent ainsi les paysages d’autrefois. Ces derniers trouvent leur place dans le souvenir. L’art, la photographie et à la peinture en particulier tiennent le rôle de conservateur et d’archiviste de ces pays de notre passé. Les images, les icônes de la contemplation muette de la nature se métamorphosent en documents pour que restent quelques bribes, quelques traces de celle qui se dilue irrémédiablement dans l’urbanité et ses nouveaux panoramas.

Ces surfaces omniprésentes sont celles de l’indifférence. Elles existent. Elles englobent aujourd’hui presque tout l’environnement mais elles disparaissent aussitôt face à l’indifférence des hommes. Ces aires qui se déploient à l’infini du regard font figure de néant, manière apotropaïque pour les hommes d’ignorer l’inexorable.

« Le sentiment de l’infini n’avait pas encore de nom pour moi, pas plus que n’en avait celui du néant. Il en résultait une quasi parfaite indifférence, une apathie sereine – l’état du dormeur éveillé. Je parcourais jour après jour ces prairies mornes, ces grèves arides où rien jamais ne germerait. J’avançais porté par un flot qui, reculant et avançant, me laissait finalement sur place, pareil à une bouée accrochée au fond de la mer par un câble solide. Il est bien difficile de s’arracher à cette torpeur. Je ne puis dire que je l’aimais ; je la subissais, non sans plaisir » .

À l’aube du XXIe siècle, l’homme vient à peine de s’approprier les paysages des siècles passés. Il n’ose encore regarder ceux qu’il est en train de façonner et qu’il va ensuite léguer aux générations futures. L’homme construit un monde auquel il semble refuser d’appartenir. Le monde est-il si effrayant que nous y soyons étranger ?

La beauté devient l’emblème d’un passé de plus en plus lointain. Elle s’encre dans l’histoire des arts de l’Antiquité à la Renaissance, ne faisant que quelques brèves incursions jusqu’au XXe siècle. Le XXIe siècle revendique fièrement la laideur ou la soi-disant laideur qu’il n’est pourtant pas encore prêt à assumer. À l’heure où les hommes paraissent enfin avoir assimilé l’impossibilité d’un monde idéal, fait uniquement de beauté et de transcendance, ils fuient cette évidence et se réfugient dans l’indifférence et le souvenir. La curiosité s’échappe. Devant l’incapacité apparente de trouver à nouveau l’extase, ils s’enferment dans l’attente d’apparitions qu’ils sont pourtant seuls à pouvoir générer. Ils en oublient même le désir.

« La perfection, je le sais, n’est pas de ce monde, mais dès qu’on entre dans ce monde, dès qu’on accepte d’y faire figure, on est tenté par le démon le plus subtil, celui qui vous souffle à l’oreille : puisque tu vis, pourquoi ne pas vivre ? Pourquoi ne pas obtenir le meilleur ? Alors ce sont les courses, les voyages… Mais quels beaux instants que ceux où le désir est près d’être satisfait » .

Thierry Bernard accepte cet état. Il ne cherche pas à fuir ce monde, mais plutôt à en rendre compte. Sans parti pris apparent, il réalise, par l’intermédiaire de multiples séries, un catalogue des paysages du monde d’aujourd’hui. Il visite ainsi les différentes formes de l’attention, de l’indifférence à la passion, du refus à l’acceptation, de la compassion au désir.

Il cherche à réduire l’indifférence portée envers les aires périurbaines : zones industrielles et commerciales, friches… En utilisant le format panoramique, il modifie la perception de ces étranges paysages et leur confère une dimension particulière. Avec une approche classique, il réduit au point de le faire disparaître l’aspect documentaire de cet inventaire. Traitées comme les plus beaux horizons où les plus belles campagnes, ces parcelles anonymes s’identifient immédiatement à la cause paysagère. Elles deviennent espace de contemplation. En insistant sur l’opposition entre sublime et désuet l’artiste perturbe les classifications du sublime, élevant la laideur apparente au rang d’idéal. Le regard s’en trouve perturbé. L’anonyme devient singulier. Il pose de nouveaux repères communs. Il est le symbole collectif d’une identité retrouvée.

« L’identité, une

étrangeté – et qui sur l’instant apparaît, comme elle est

localisée au monde, au monde l’étrangeté, avant qu’à

nouveau l’écart soit résorbé » .

Accepter le monde, y trouver de nouveaux phares, des emblèmes pour ensuite, chacun, trouver les voies de la curiosité, de l’envie et de la contemplation.

L’artiste attise alors un regard plus intime, intérieur. Avec la série fenêtres où j’ai dormi, la vision retrouve l’expérience. Après l’espace public, Thierry Bernard appréhende la sphère de l’espace privé. L’instant où le regard se fait unique. Celui, que, dans l’intimité d’une chambre d’hôtel, chez des amis ou dans sa voiture, on ne peut partager. L’intimité est ici accentuée par l’utilisation du noir et blanc. L’artiste déploie ainsi le regard le plus profond qu’il porte sur le monde. Le paysage retrouve toutes ses formes et tous ses atours. Au beau milieu de cette nouvelle identité géographique et topographique réapparaissent les campagnes, les meules de foins, les bottes de paille, la montagne et les champs, les prés, la rosée du matin… Inviter le spectateur à découvrir de nouveaux espaces de contemplation, c’est aussi l’inciter à voir au-delà des apparences. Prendre conscience du changement de « décor », c’est comprendre que le monde n’a pas changé. Il existe de nouveaux paysages, bien sûr, mais les autres visions subsistent, on les retrouve parfois au détour d’un chemin, de l’autre côté d’une colline ou d’une montagne. Activer le regard, c’est aussi stimuler la mémoire.

L’artiste explore la mémoire en visitant des lieux qui appartiennent à l’histoire. Avec Internement Zone nord, il parcourt les camps de transit utilisés en France durant la seconde guerre mondiale. Ces lieux, symboles de souffrances, sont marqués du sceau de la mémoire collective. Soixante ans après, ils continuent de vivre, d’une autre manière, se transforment. Certains subsistent, mausolées en ruines, ils gardent encore vivaces les blessures, les « déchirures de l’histoire » . Pour d’autres, il ne reste que quelques traces, une plaque ou une stèle pour ne pas oublier. Mais pour la plupart, le paysage a changé. Les traces encore palpables de la mort ont laissé la vie renaître et le paysage de la vie, celui de la ville se superpose à celui de l’histoire. Stimuler la mémoire, c’est aussi activer le regard. Voir en double. Apprécier les choses présentes à travers le filtre des événements et des lieux passés.

Avec les Mémoriaux, c’est de l’histoire du paysage dont il s’agit. « L’artiste en révèle les fractures avec ces bouquets de fleurs, ex-voto laissés au bord des routes. Ces sortes de memento mori d’une ère paysagère surannée cristallisent l’absence de l’homme » . C’est de cette absence dont il est question. Le point commun qui unit toutes les visions de l’artiste. Les lieux présentés sont vides.

À la foule, Thierry Bernard préfère la solitude. Il l’égraine, sa vie durant, au fil des lieux et des mondes. Il ne cherche pourtant pas d’endroits isolés ou déserts, ni même un abri ou un refuge. Il ne convoite pas des lieux vides mais plutôt des lieux vidés ou en attente.

« Il neutralise l’effervescence hebdomadaire des zones d’activités en les parcourant le dimanche » . Pendant ce cours instant, ces zones en fourmillement perpétuel sont suspendues dans une immobilité théâtrale. Les bâtiments se métamorphosent en « décors ». L’urbanité devient paysage.

L’artiste s’arrête au bord des routes, après que la mort soit passée. Il en recueille humblement les ex-voto pour fixer la mémoire du passage tragique des hommes dans le paysage. Il rend ainsi leur absence encore plus flagrante.

Il photographie les zones pavillonnaires avant que celles-ci ne soient habitées ou même construites, les bals de campagne au lever du jour, dans la brume qui a déjà recouvert les traces des derniers danseurs…

Il devient touriste dans des lieux sans âme et sans histoire. Il confectionne et collectionne les cartes postales de sites sans intérêt et sans visiteurs.

Les photographies de Thierry Bernard sont le témoignage d’un instant, d’une seconde où tout est prêt à basculer dans le vide ou le néant. Cette suspension symbolise une attente, celle du retour de l’homme ou de sa disparition. Une photographie panoramique présentant deux fermes perdues dans la campagne haute-saônoise, l’une en ruine et l’autre proche de l’être, stigmatise cet état de palpitation intense, cet instant magique où on a le sentiment que tout va disparaître alors que tout est encore là, juste sous nos yeux. Ce moment où la peur et la fascination se mêlent pour qu’on ne puisse faire autrement que de sauter dans ce trou béant, ce vide immense qui est là, devant nous. L’attrait du vide, synonyme de vertige et de curiosité.  

« Il n’est pas étrange que l’attrait du vide mène à une course, et que l’on saute pour ainsi dire à cloche-pied d’une chose à une autre. La peur et l’attrait se mêlent – on avance et on fuit à la fois ; rester sur place est impossible. Cependant un jour vient où ce mouvement perpétuel est récompensé : la contemplation muette d’un paysage suffit pour fermer la bouche au désir. Au vide se substitue immédiatement le plein. Quand je revois ma vie passée il me semble qu’elle n’a été qu’un effort pour arriver à ces instants divins. Y ai-je été déterminé par le souvenir de ce ciel limpide que je passais si longtemps dans mon enfance, couché sur le dos, à regarder à travers les branches et que j’ai vu un jour s’effacer ?  »

Apaisé, l’artiste fume une ou deux cigarettes, s’approche de la fenêtre. Il regarde le ciel. Il abandonne sa course pour suivre celle des nuages, là-bas…

 

 

 

Alexandre Rolla

Charles Baudelaire, « L’Étranger », « Le spleen de Paris », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 231.

Albert Camus, L’Étranger, cité dans, Traversées du paysage, catalogue d’exposition, Montbéliard, Le 10neuf, Centre Régional d’Art Contemporain, 2004, p. 8.

Jean Grenier, Les  îles, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1959, p. 26/27.

Jean Grenier, Les  îles, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1959, p. 28/29.

André Du Bouchet, « Retours sur le vent », L’Ajour, Paris, Gallimard, Poésie, 1988, p. 147.

Cette série a été présentée lors de l’exposition Déchirures de l’histoire réalisée par le 10neuf, Centre régional d’art contemporain, à Montbéliard, durant l’automne 2003.

Alexandre Rolla, « Les sentinelles de la désolation », Traversées du paysage, catalogue d’exposition, Montbéliard, Le 10neuf, Centre régional d’art contemporain, 2004.

Alexandre Rolla, « Thierry Bernard », Métropolis, catalogue d’exposition, Fonds Régional d’Art Contemporain de Franch-Comté, 2004.

Jean Grenier, Les  îles, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1959, p. 20.

res Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 231.

Albert Camus, L’Étranger, cité dans, Traversées du paysage, catalogue d’exposition, Montbéliard, Le 10neuf, Centre Régional d’Art Contemporain, 2004, p. 8.

Jean Grenier, Les  îles, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1959, p. 26/27.

Jean Grenier, Les  îles, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1959, p. 28/29.

André Du Bouchet, « Retours sur le vent », L’Ajour, Paris, Gallimard, Poésie, 1988, p. 147.

Cette série a été présentée lors de l’exposition Déchirures de l’histoire réalisée par le 10neuf, Centre régional d’art contemporain, à Montbéliard, durant l’automne 2003.

Alexandre Rolla, « Les sentinelles de la désolation », Traversées du paysage, catalogue d’exposition, Montbéliard, Le 10neuf, Centre régional d’art contemporain, 2004.

Alexandre Rolla, « Thierry Bernard », Métropolis, catalogue d’exposition, Fonds Régional d’Art Contemporain de Franch-Comté, 2004.

Jean Grenier, Les  îles, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1959, p. 20.